Congrès national des Sociétés françaises de géographie, XXIIe session, Nancy 1-5 août 1901


Intervention du Lieutenant de Vaisseau A. Devoir, le Jeudi 1er août 1901.
SÉANCE DE L'APRÈS-MIDI au Salon Carré de l'Hôtel de Ville de Nancy

Président : M. Ch. GAUTHIOT, Délégué de la Société de géographie commerciale de Paris.
Assesseurs : MM. HUSSON, délégué d'Alger; MANÈS, délégué de Bordeaux.


Extrait des pages 69 à 83


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Sur la géographie des rivages.

Communication de M. le lieutenant de vaisseau DEVOIR.


Les mêmes lieux ne sont pas toujours de la terre ou toujours de la mer ; la mer vient où était jadis la terre ferme, et la terre reviendra où nous voyons aujourd'hui la mer ; il faut croire d'ailleurs que ces phénomènes se succèdent dans un certain ordre et une certaine périodicité.
(ARISTOTE, Météorique, I, 15. Traduction B. Saint-Hilaire.)


Que la mer ait anciennement, et pendant. des périodes plus ou moins longues, couvert, puis laissé à sec. en se retirant, une bonne partie des continents, le fait n'a rien en soi d'inadmissible.
(STRABON, Géographie, 1. 1er, ch. III. Traduction Tardieu.)



Les géographes grecs et romains, divisés sur beaucoup de questions, étaient unanimes à admettre l'existence de variations continuelles dans la forme des rivages ; Aristote, au premier chapitre de sa Météorique, en entrevoit déjà la périodicité.

Les données de la science moderne viennent, après vingt siècles, corroborer l'opinion émise par l'illustre philosophe ; les faits d'observation sont encore peu nombreux, ils nous permettent néanmoins de soulever un coin du voile qui recouvre les anciens rivages et leur histoire.

Les grands mouvements continentaux à longue période ont généralement des zones d'action assez étendues pour que les déplacements relatifs soient peu sensibles, et n'attirent guère l'attention des hommes ; les peuples primitifs les ignorent ; avec les puissants moyens d'investigation dont dispose notre époque, nous commençons à peine à les déterminer.

Par contre, les ébranlements brusques, affaissements ou soulèvements, laissent une profonde empreinte sur la mémoire de ceux, barbares ou civilisés, qui en furent témoins ; le souvenir des cataclysmes se transmet aux générations qui se succèdent, et hante encore les esprits après bien des siècles écoulés.

Si des traditions populaires, si quelques restes des anciennes doctrines sacerdotales nous disent que de brusques mouvements du sol ont intéressé telles ou telles régions, ces données, quelle qu'en 


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soit l'imprécision, méritent d'être soigneusement recueillies; elles peuvent former le point de départ de recherches importantes, par lesquelles la science apportera quelque lumière dans la nuit des âges lointains.

La géologie moderne attribue aux variations des reliefs l'une des causes suivantes : oscillations à longue période de l'écorce terrestre, action des eaux pluviales, fluviales ou solidifiées ; aux confins maritimes, il faut de plus tenir compte de l'érosion océanique.

Le sol garde heureusement, en beaucoup de points, des traces des anciens mouvements, aussi l'étude des assises rocheuses et l'archéologie seront-elles nos soutiens, toutes les fois que nous ne pourrons nous appuyer sur des bases historiques sérieuses.

Avant de nous occuper des rivages occidentaux des Gaules (sujet principal de la présente note), il est intéressant de rappeler une antique tradition qui nous fait remonter bien au delà des premières dynasties égyptiennes, et de ce fameux temple du Soleil dont l'origine se perdait dans la nuit des temps, pour ceux qui gravèrent les hiéroglyphes de la pyramide de Khéops.

Platon, dans un passage célèbre du Timée, rapporte un entretien qu'eut Solon avec les prêtres de Saïs. Ceux-ci disaient que, neuf mille ans auparavant, les rois d'une île située à l'occident des Colonnes d'Hercule, et surpassant en étendue la Libye et l'Asie, avaient porté la guerre sur les rives de la Méditerranée. Ils avaient été repoussés par les ancêtres des Athéniens ; mais, au moment où ils regagnaient leur île, que l'on nommait Atlantide, il était survenu de grands tremblements de terre et des inondations ; en un jour et une nuit, l'Atlantide avait disparu ; les boues formées par l'île effondrée avaient rendu innavigable la mer qui en recouvrait les débris.

Le récit de Platon a été pendant longtemps traité de pure fable ; on n'accordait aucune valeur aux dires de certains navigateurs anciens et du moyen âge qui signalaient de vastes espaces couverts d'herbes marines tantôt flottantes, tantôt semblant reposer sur des hauts-fonds ou des écueils inconnus aujourd'hui.

Nous sommes devenus moins sceptiques ; pour quelques archéologues, notamment Philippe Salmon et G. Hervé, la brusque disparition d'un continent atlantique peut seule expliquer certains faits importants, entrés depuis longtemps dans le domaine de la science.

Il est, en effet, prouvé que le climat ouest-européen a subi une


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variation rapide, à une époque encore indéterminée, mais géologiquement voisine de nous. Le renne, qui fournissait aux troglodytes magdaléniens des bords de la Vézère et de l'Ariège, la nourriture, le vêtement et l'une des matières premières des instruments et des armes, disparaît brusquement ; il est aujourd'hui confiné dans les régions arctiques. Les hommes qui vivaient de cet animal le suivirent dans son exode ; leurs actuels descendants, Esquimaux et Lapons, se servent encore d'outils semblables à ceux récoltés au Mas-d'Azil et aux Eyzies. Le changement d'habitat du renne ne peut être que la conséquence d'une élévation de température, élévation dont on peut rechercher la cause dans l'effondrement du continent atlantique.

Supposons une immense barrière, continue ou presque continue, reliant autrefois l'Espagne à l'Amérique du Nord, le Gulfstream, arrêté dans sa course, ne peut apporter aux régions que nous habitons aujourd'hui les énormes quantités de chaleur qu'il a emmagasinées dans le golfe du Mexique ; l'Ouest européen est en pleine période glaciaire. La barrière venant à disparaître, le courant chaud s'élance librement vers le nord, et donne à des contrées jadis presque désertes, un climat favorable au développement de la population et à son progrès vers de plus hautes destinées.

Il est à remarquer qu'une tradition analogue se retrouve chez des peuples américains bien antérieurs à la conquête aztèque ; les anciens récits parlent d'un cataclysme appelé « Submersion dans le grand lac » (1) ; le sanglant fanatisme, la crainte superstitieuse qui forment le fond des religions mexicaines, ne sont-ils point un obscur souvenir de ces désastres lointains ?

Pendant bien des siècles, la légende est muette, les brumes de l'Océan enveloppent en même temps les rivages et leur histoire ; la puissance de Rome n'est plus quand s'ouvre le cycle breton, si particulièrement intéressant pour nous.

La disparition d'Ys domine toute la légende armoricaine.

Chose étrange, ce peuple que l'on représente comme si profondément attaché aux souvenirs de son passé, a oublié sa primitive histoire, il ignore la perte de l'indépendance, la destruction de la flotte vénète, la cruauté de César; il ne sait rien des œuvres,

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1. Cf. Roisel, les Atlantes. 

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monuments ou routes, construites par l'envahisseur, et ne parle de la rude architecture de ses ancêtres que pour en attribuer l'origine à des génies plus ou moins malfaisants.

Une puissance nouvelle, celle du christianisme, a conquis entièrement les peuplades bretonnes, les croyances antérieures persistent, mais leur lente fusion avec les doctrines des évangélisateurs donne aux Armoricains un caractère tout particulier, dont leurs légendes portent l'empreinte ; toutes ou presque toutes sont tendancieuses ; elles se contentent de mettre en lumière la puissance de tel ou tel thaumaturge.

Ce que nous savons de la ville engloutie est bien peu de chose ; la colère du ciel s'abat sur Ys, comme jadis sur Sodome et sur Gomorrhe ; seuls quelques justes sont épargnés.

Pour le vieil aède breton, Ys la corrompue méritait le châtiment de ses crimes ; saint Gwennolé avait d'ailleurs prédit sa ruine.

Des digues protégeaient la ville contre la mer ; pendant une nuit de débauche, la fille perverse de Gradlon-Meur prit au cou de son père la clef d'or qui ouvrait les écluses ; depuis cette nuit, l'Océan recouvre « l'endroit du sommeil de la ville basse » (Sizun).

Cette légende est, en réalité, bien sobre de documents : c'est un drame à deux personnages importants, saint Gwennolé et l'Océan ; le roi Gradlon-Meur, sa fille Ahès ou Dahut, le peuple d'Ys, sont soumis aux prophéties de l'un, aux fureurs de l'autre, la cause réelle de la catastrophe est intentionnellement laissée dans l'ombre.

Au point de vue scientifique, nous ne pouvons retenir qu'un fait brutal : la disparation d'une ville importante ; nous savons de plus qu'une voie romaine allait de Carhaix (Ker Ahès, la ville d'Ahès, Vorganium?) aux environs d'Audierne et de la pointe du Raz (Beq ar Raz Sizun— Goboeum promontorium) et que d'importantes substructions se voient encore en divers points de la région du Cap, notamment près de l'étang de Lamaule, entre les pointes du Raz et du Van ; on les désigne dans le pays sous le nom de Moguerguerys (murailles de la ville d'Ys) ; les pêcheurs prétendent distinguer sous les flots des ruines d'édifices.

La position d'Ys est d'ailleurs des plus incertaines, les écrivains bretons placent, pour la plupart, la ville détruite au nord de la pointe du Raz; un passage de Strabon, citant Artémidore, permet une autre hypothèse, par rapprochement avec une tradition locale.
 


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Le géographe grec mentionne dans l'Ouest armoricain un port « des Deux-Corbeaux », situé à faible distance du promontoire Gobœum. A l'entrée du port d'Audierne (en breton : Oddiern, pour Od tyern, le Chef du rivage), existe un plateau rocheux balayé par les lames et sur lequel se remarque, dit-on, des restes de murailles, dont les blocs énormes semblent avoir été réunis par du ciment.

D'après la légende, on voit parfois s'y poser deux corbeaux, ce sont les âmes de Gradlon et d'Ahès, qui reviennent errer dans ces lieux.

Si la ville d'Ys avait l'importance que lui accordent les vieilles poésies bretonnes, son origine — sans doute phénicienne — remontait vraisemblablement à quelques siècles avant l'époque où écrivait Artémidore (1) ; celui-ci parle du port, sans parler de la ville ; Ys et le port des Deux-Corbeaux ne formaient donc qu'une seule cité, et c'est à Audierne même qu'il convient de rechercher les traces de la ville disparue.

Cette curieuse coïncidence mérite en tous cas d'être signalée.

Une autre grande ville, Tolente, citée par Albert le Grand d'après des traditions dont il ne donne point l'origine, disparaît au VIle siècle, sans que l'on connaisse la cause et les détails de cette disparation ; elle était située, suivant les uns, aux environs de Plouguerneau, suivant d'autres, à quelques kilomètres plus à l'ouest, dans la baie des Anges (entrée de l'Abervrac'h) ; il n'en a pas été jusqu'à présent trouvé de traces.

A partir du IXe siècle, nous entrons dans l'histoire ; le cataclysme qui engloutit la forêt de Scissey et sépara du continent les rochers de Saint-Michel du Péril et de Tombelaine se produisit vers 890 ; sa zone d'action parait s'être étendue de la pointe nord-ouest du Cotentin à la baie de Saint-Brieuc. Jersey et les plateaux des Chausey et des Minquiers furent séparés de la terre ferme ; des lignes de hauts fonds, couverts de moins de 10 mètres d'eau indiquent la direction des anciens isthmes; d'après un cartulaire, la communication entre Jersey et le continent se faisait, au commencement du IXe siècle, par un pont formé de simples planches.

On dit encore que le château de Trémazan (2), qui date du XIIIe siècle

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1. Cette légende semble d'ailleurs indiquer une influence orientale ; il ne faut pas oublier que les Phéniciens parcouraient la côte ouest des Gaules à la recherche de l'étain dès le Xe siècle avant notre ère.

2. Canton de Ploudalmézeau (Finistère). 


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et près duquel se voient d'ailleurs les restes d'une route romaine, fut construit à deux lieues de l'Océan. De nos jours, ce château est à 3oo mètres de. la laisse de haute mer, et le fond de ses douves à moins de 10 mètres au-dessus du niveau moyen.

Si la tradition est sincère, l'immense barrière des Roches de Portsall devait former il y a six cents ans la limite extrême de la terre ferme ; l'aspect de cette région devait se rapprocher beaucoup de celui que présente actuellement la partie nord du canton de Lesneven, plus élevée de 20 mètres environ.

Quelques siècles plus tard, en 1530, un raz de marée ruinait à jamais la cité de Tréoultré-Penmarch dont la prospérité rivalisait avec celle de Nantes. La mer enlevait les parties les moins résistantes du plateau qui forme maintenant les Etocs ; le poisson qui faisait la richesse de la ville abandonnait les bancs bouleversés par le cataclysme.

De nombreuses constructions, pour la plupart effondrées, montrent encore que cette région, maintenant désolée, fut autrefois habitée par une population dense et industrieuse.

Voilà ce que les traditions et l'histoire locale nous disent des principaux mouvements du sol en Armorique; un fait s'en dégage: à chacun de ces mouvements, l'Océan gagne sur la terre ferme ; à part quelques amoncellements de sables et de galets, il ne rend rien de ce qu'il a gagné; les traditions ne mentionnent aucun soulèvement.

C'est maintenant le sol lui-même que nous allons interroger, il nous répondra, comme la légende : sur les côtes armoricaines, l'Océan va toujours plus loin.

Nous demanderons à la géologie quelques indications sur les périodes les plus anciennes, mais c'est surtout l'archéologie qui nous fournira les plus précieux documents, en nous renseignant sur les époques relativement voisines de nous.

Les grandes plages de la partie nord-ouest du Finistère, Tréompan et Bertheaume entre autres, enferment dans leurs sables de gros troncs d'arbres que le ressac des grandes tempêtes fait parfois découvrir à basse mer : des chênes, des bouleaux noircis montrent encore leurs fibres et leur écorce ; à Argenton on trouve, parmi leurs débris, des coquilles d'eau douce, les troncs ont parfois près d'un mètre de diamètre.

Le bouleau est actuellement très rare sur nos côtes ; le chêne
 


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végète près de la mer, et à faible altitude au-dessus de son niveau moyen, le terrain où grandirent les arbres ensablés de nos plages devait donc être assez éloigné de l'ancien rivage et le dominer de 30 ou 40 mètres.

Cette donnée à une grosse valeur; elle établit, à elle seule, l'existence d'un mouvement relatif de l'Océan et de la terre ferme, mouvement dont le sens n'a pas changé depuis un grand nombre de siècles.

L'oscillation lente et plus ou moins régulière n'exerce pas seule une influence sur la forme des rivages ; l'action érosive de la mer intervient aussi d'une façon puissante.

Les lames battent incessamment les roches ; les dures chaînes granitiques elles-mêmes ne peuvent résister à ces chocs; désagrégées, elles deviennent incapables d'arrêter le progrès de l'Océan.

Peut-être faut-il voir, dans la rupture de ces digues naturelles, la cause de quelques-uns des cataclysmes dont les légendes ont conservé le souvenir, tout en passant sous silence l'influence des oscillations séculaires qui les avaient préparés.

L'étude de ces derniers mouvements n'a été commencée qu'au XVIIIe siècle, les repères établis par Celsius et Linné ont permis de prouver de façon irréfutable le fait suivant : la péninsule Scandinave subit un balancement autour d'un axe se confondant sensiblement avec le 57e parallèle; le Sud de la Suède s'enfonce, pendant que se relève le fond du golfe de Bothnie ; à Tornéa, l'exhaussement mesuré est de 133 centimètres par siècle.

Les travaux des deux illustres savants ont en réalité créé une nouvelle branche de la géographie, particulièrement intéressante pour les confins maritimes, et que l'on pourrait appeler la « cinématique des rivages ». Sur nos côtes, comme sur celles de la Scandinavie, la forme des rivages varie incessamment.

L'étude des formes actuelles doit procéder de l'étude des formes antérieures, et permettre d'entrevoir, dans une certaine mesure les formes futures ; laissant au géologue les époques passées, et se tenant en dehors de toute recherche des causes, le géographe doit soigneusement noter les effets, et du temps présent tourner les yeux vers l'avenir.

Nous devons aux savants du commencement du XIXe siècle, et notamment à Léopold de Buch, une notion féconde en conséquences, celle de la fixité du niveau moyen pour un lieu déterminé. 


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Nous avons par là même un plan de comparaison, à partir duquel pourront s'évaluer les mouvements. En 1848 Robert Chambers propose le terme « déplacement de lignes de rivages », généralement adopté depuis ; les abaissements sont des déplacements positifs, les soulèvements des déplacements négatifs. De hautes personnalités scientifiques, Élie de Beaumont, Suess et les géologues de l'école autrichienne s'intéressent passionnément à cette étude, mais les observations ne peuvent, malheureusement, donner de résultats qu'au bout d'un grand nombre d'années ; — celles inaugurées par Celsius et Linné sont un fait presque unique dans l'histoire de la science, les mesures par nous commencées ne pourront servir qu'à nos descendants.

C'est pourquoi, dans l'état actuel des choses, nous ne pouvons recourir, pour soulever faiblement l'un des coins du voile qui nous cache le passé, qu'à de lointains et obscurs témoins des vieux âges, aux instruments enfouis dans le sol, aux monuments qu'édifièrent les hommes d'autrefois.

La presqu'île armoricaine est particulièrement riche en vestiges des anciennes civilisations ; les populations néolithiques et celles qui connurent le bronze ont dressé, dans beaucoup de nos cantons, des monuments de pierre brute ; plus tard les Romains y eurent de nombreux établissements.

Les monuments mégalithiques sont pour la plupart placés sur des crêtes, à courte distance des points culminants : on en connaît pourtant de faiblement émergés comme le menhir de Donges près Saint Nazaire, et les dolmens du groupe sud de Locmariaker ; d'autres sont partiellement immergés, le cromlech de l'Orlénic à l'entrée du Morbihan, les alignements de Saint-Pierre-Quiberon, sont dans ce cas.

On a retrouvé, sous 3 mètres de sable, des dolmens enfouis dans la grève de Locmariaker; combien d'autres, sans doute, de nous inconnus sont depuis des siècles recouverts ou détruits par les flots!

L'existence des monuments immergés ou à faible altitude est un puissant argument en faveur de notre thèse ; le terrain sur lequel ils reposent dominait peut-être la ligne de rivage, de 20 ou 30 mètres ; les emplacements avaient été certainement choisis de façon que les monuments ne puissent être détruits par les lames des grandes tempêtes. 


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L'état actuel de nos connaissances ne permet pas de fixer, même approximativement, la durée des périodes dites du bronze et de la pierre polie, en une région déterminée ; on s'accorde pourtant à faire remonter la pleine civilisation du bronze, dans le Nord et l'Ouest des Gaules, à 15 siècles environ avant notre ère ; les plus anciennes sépultures néolithiques ont peut-être 30 siècles de plus ; il est à craindre qu'aucun chronomètre sérieux ne soit jamais trouvé.

Toutes les îles du littoral armoricain possèdent de nombreux monuments mégalithiques ; dans les plus petites d'entre elles, Molène, Quéménès, Sein, l'île aux Moutons, il n'est pas rare de rencontrer, à côté de sculptures dolméniques d'un tracé relativement complexe, des menhirs de 10 à 15 tonneaux; à Ouessant, au contraire, les constructions préhistoriques sont en très petit nombre et de dimensions restreintes.

Remarquons à ce propos qu'Ouessant est séparé du plateau voisin de Molène par une profonde vallée sous-marine, aux flancs abrupts, dont le thalweg ne s'élève en aucun point jusqu'au plan horizontal mené à 50 mètres au-dessous du niveau des plus basses mers ; au contraire, entre les autres îles bretonnes et la terre ferme, les bras de mer ont une profondeur toujours inférieure à 30 mètres, et généralement beaucoup moindre.

L'abondance des monuments qui couvrent ces dernières permet de penser qu'elles étaient occupées, d'une façon permanente, par une population assez dense, tandis qu'Ouessant n'a été habité aux époques préhistoriques que par des groupes de faible importance numérique, incapables d'élever des monuments aussi grandioses que ceux de Quéménès et de Béniguet.

Les navigateurs néolithiques ne devaient point se hasarder souvent sur les eaux toujours agitées du Fromveur; seules des barques entraînées par les violents courants de ces parages abordaient à l'île de la Terreur (Enez Heussa, nom celtique d'Ouessant) ; ce n'est que plus tard, peut-être à l'époque gauloise, après de sérieux progrès réalisés dans l'art nautique, que des communications régulières purent s'établir. L'architecture mégalithique était alors à son déclin, aussi Ouessant ne garde-t-il que des monuments de très médiocres dimensions, et quelques sépultures.

Les îlots des archipels de Molène et des Glénans sont actuellement 


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peu étendus; quelques-uns nourrissent une très faible population, les autres sont complètement inhabités.

Il ne pouvait en être de même à l'époque où furent dressés les groupes mégalithiques dont nous voyons les restes ; il existe plus de 60 monuments dans la seule île de Molène, où les coquilles amoncelées par les habitants qui en faisaient leur nourriture, il y a quelque 5.000 ans, forment un vaste « Kjök kenmodding » de 60 mètres de longueur sur 8 de largeur et 4 de hauteur.

L'étendue habitable des îles a donc diminué dans de notables proportions depuis l'époque néolithique ; quelle peut être la cause de cette diminution, sinon une oscillation séculaire faisant lentement immerger cet extrême lambeau de notre continent ? Aux temps de la pierre polie, toutes les îles sauf Ouessant étaient sans doute partie intégrante de la terre ferme ; à l'époque du bronze, des chenaux s'étaient déjà creusés, mais les communications restaient encore relativement faciles ; ce n'est que bien plus tard que le plateau de Molène — le mouvement de descente continuant — s'est trouvé isolé et que les sommets sont devenus des îles dont l'étendue ne peut cesser de diminuer.

J'apporte à cette proposition l'appui d'observations personnelles poursuivies régulièrement depuis une dizaine d'années ; les monuments mégalithiques, si nombreux dans les cantons de Ploudalmézeau et de Crozon (arrondissements de Brest et de Châteaulin), ne sont point placés au hasard sur les divers sommets : ils jalonnent des lignes d'orientation constantes; des relevés topographiques précis ne laissent aucun doute à ce sujet, pour les régions explorées.

Les orientations adoptées par les architectes mégalithiens dérivent d'observations astronomiques très simples : elles correspondent aux directions des levers solsticiaux et équinoxiaux ; chose remarquable, les premières, déterminées à des époques de l'année où le point de lever varie fort peu d'un jour à l'autre, sont fort exactement repérées; pour les équinoxes où le déplacement azimutal de ce point est rapide, l'erreur atteint parfois 3 ou 4 degrés. Ces directions astronomiques ou capitales couvrent le sol d'un véritable quadrillage; les lignes sont tracées de façon que chacune d'elles passe dans le voisinage de plusieurs points culminants ; fait particulièrement important, elles se prolongent dans l'extrême nord-ouest du département jusqu'aux îles et îlots de l'archipel de Molène. Quelques-unes traversent


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les groupes mégalithiques des îles ; d'autres suffiraient à déterminer la position de certains écueils sur lesquels se sont dressés, il y a bien des siècles, des menhirs et des dolmens.

Une autre remarque importante est la suivante : les monuments sont voisins de la côte ferme dans la partie qui ne fait pas face aux îles; ils sont très rares à l'ouest de l'archipel.

Cette intime liaison entre les monuments insulaires et continentaux semble témoigner en faveur d'une union complète entre toutes les terres, union détruite depuis par l'Océan, qui monte toujours.

Les traces de l'occupation romaine sont manifestes dans quelques îles ; elles conduisent à des conclusions identiques. Une voie a été récemment découverte dans la petite île de Houat (archipel du Morbihan) ; les ingénieurs militaires romains auraient-ils pris la peine d'établir une route sur ce rocher exigu pouvant à peine nourrir 200 ou 300 habitants ? Non assurément ; cette route devait aboutir à la terre ferme, sans doute à la région qui forme maintenant la partie sud de la presqu'île de Quiberon. Le passage de la Teignouse a de nos jours une profondeur moyenne de 10 mètres ; la grande fosse qui s'étend au sud du phare prouve que les eaux se sont brisées pendant bien des siècles sur la chaîne rocheuse qui unissait Quiberon aux îles, avant de la franchir.

La voie romaine devait suivre la ligne de faîte de cette chaîne et dominer le niveau moyen d'une dizaine de mètres ; on peut donc estimer que l'effondrement est de 20 mètres environ depuis 17 siècles.

L'action érosive, peu importante tant que la barrière arrêtait l'élan des lames, est assurément devenue beaucoup plus puissante, dès que l'abaissement progressif a permis le passage des eaux aux grandes marées.

L'oscillation séculaire agissant seule eût produit une dénivellation moindre, peut-être de moitié ; si nous nous basons sur ce chiffre, quelle qu'en soit l'incertitude, nous trouvons que la côte — le mouvement étant supposé de vitesse constante — s'est abaissée de 20 mètres environ depuis l'apogée de la civilisation du bronze, de 30 à 40 mètres depuis les plus anciennes constructions mégalithiques.

S'il en est ainsi, les hommes de l'époque néolithique ont vu Belle-Ile et Groix, les Glénans et l'archipel de Molène unis au continent ; les importateurs du bronze pouvaient encore, bien des siècles plus 


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tard, colporter à pied sec les produits de leur industrie jusqu'aux falaises qui bordaient au sud le passage du Fromveur, Ouessant et Sein, les seules îles mentionnées par les géographes anciens, étaient déjà séparées de la terre ferme; cette dernière comprenait toutefois non seulement l'île actuelle, mais encore tout le plateau rocheux qui forme aujourd'hui la redoutable chaussée, et se termine au phare d'Armen.

Il semble même que le plateau de Molène ne s'est définitivement séparé du continent qu'à une époque relativement récente ; au cours d'une exploration faite en septembre dernier avec l'éminent président de la Société archéologique du Finistère, M. P. du Chatellier, nous avons récolté dans l'île de Béniguet de nombreux fragments de poterie romaine nettement caractérisée ; le sol de certains champs en est presque couvert. Béniguet avait, il y a 15 ou 17 siècles, assez d'importance pour que l'envahisseur y eût un établissement, ce n'était donc point alors une île sablonneuse et presque déserte.

Là comme sur toutes nos côtes, les assises rocheuses se sont abaissées, sables et galets sont montés à l'assaut des crêtes effondrées.

On peut penser qu'aux IIe et IIIe siècles de notre ère le chenal du Four n'existait pas encore, au moins dans la partie comprise entre Béniguet et Kermorvan. C'est peut-être sur les rives de l'un des golfes limités par l'isthme de la Vinotière que se trouvait ce fameux port Staliocan, mentionné par Ptolémée et que certains auteurs bretons placent dans la crique de Pors-Liogan, au nord de la pointe Saint-Mathieu. (Suivant Kerdanet, on remarquait encore au XVIIe siècle, dans les falaises de Pors-Liogan, « des anneaux de cuivre ayant servi à l'amarrage des bateaux ».)

L'occupation romaine nous fournit encore un important document : il y a quelques mois, on découvrait à Locmariaker, sous 3 mètres de vase marine, au niveau des plus basses mers, un atelier de potier. Cette découverte indique nettement un déplacement positif de la ligne de rivages ; le golfe actuel du Morbihan n'existait pas aux premiers siècles de notre ère, il ne formait en réalité que l'estuaire commun aux deux rivières de Vannes et d'Auray ; le cromlech de l'Orlénic était complètement émergé, et la voie romaine conduisait de Dariorigum par Quiberon, Houat et Hoedik jusqu'aux roches des Grands-Cardinaux. 



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La grande bataille navale livrée par César à la confédération armoricaine, l'an 56 avant notre ère, n'a donc pu avoir pour théâtre que la baie actuelle de Quiberon, dont les sables recouvrent les débris de la flotte vénète.

Je me bornerai à ces quelques faits archéologiques et demanderai un dernier argument à la configuration même du relief sous-marin de certaines régions.

Il suffit de jeter les yeux sur une carte détaillée des Chausey ou des Glénans pour ressentir une singulière impression, on croit voir s'immerger les assises rocheuses et la mer enlever à chaque instant les parties les moins résistantes.

L'impression est encore plus profonde pour qui peut suivre les mouvements des eaux pendant toute la montée de la marée : la submersion, qui a mis tant de siècles à s'accomplir, se reproduit devant les yeux en quelques heures ; ainsi l'embryologiste retrouve, pendant la gestation, tous les états de la matière vivante dont l'évolution a duré des millénaires.

L'étude de l'archipel de Molène conduit à des conclusions analogues ; si l'on trace sur une carte marine des courbes isobathymétriques à faible équidistance, 5 mètres par exemple, on remarque de profondes différences dans les formes de ces courbes en diverses régions de l'archipel.

Dans le chenal actuel de la Helle, elles s'infléchissent progressivement vers le sud-est ; c'est une vallée qui s'élève en pente douce vers l'embouchure du ruisseau des Blancs-Sablons ; dans la partie sud, au contraire, elles s'enchevêtrent et donnent l'idée d'un bouleversement produit par un torrent impétueux.

Nous reconnaissons nettement deux actions différentes : l'oscillation séculaire a fait lentement immerger la vallée de la Helle, puis, quand la ligne actuelle des fonds de 15 mètres est venue affleurer la surface du niveau moyen, l'érosion a fait son œuvre, désagrégeant et dispersant les roches de la partie sud du Four, pendant que la grande houle du large accumulait les sables au pied des solides assises granulitiques des Blancs-Sablons.

Du jour où les lames ont pu franchir l'isthme formé par l'oscillation séculaire, l'œuvre de destruction a rapidement progressé ; la région comprise entre Béniguet et le continent s'est trouvée la première au niveau critique, puis est venu le tour des espaces 


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occupés aujourd'hui par les chenaux des Las et du nord-ouest de Molène.

L'érosion gagne lentement entre Triélen et Ouéménès d'une part, entre Quéménès et Béniguet de l'autre, pendant que le mouvement de descente transforme en îles, à marée haute, les anciens « Ledénès » ou presqu'îles.

A partir d'une certaine profondeur, 15 mètres peut-être, l'action perd de sa puissance, et les roches parvenues à une forme presque immuable continuent à s'immerger de plus en plus.

Regardons maintenant les courbes aux environs de la terre ferme : elles nous indiquent des vallées sous-marines moins vastes que celle de la Helle, mais aboutissant de même à des embouchures de ruisseaux.

En bien des points, de puissantes murailles verticales s'opposent aux progrès de l'Océan, les granits de la rive sud de la baie de Douarnenez, les schistes et les grès du cap de la Chèvre résistent à l'assaut des lames ; l'aspect de ces parties de la côte ne changera guère pendant bien des siècles.

L'extrémité nord-ouest du Finistère subira au contraire de profondes modifications, si le déplacement des lignes de rivage reste de même sens qu'aujourd'hui pendant une longue période ; en regardant la rapide décroissance des surfaces de niveau dans l'archipel de Molène, on pense à l'époque où les sommets des îles ne seront plus que des écueils redoutables, et où les flots recouvriront entièrement l'ancien plateau.

Nous assistons à ces grands mouvements de l'écorce terrestre, impuissants, et encore inhabiles à les évaluer. Dans la nuit des âges disparus, une faible lueur nous guide : quelques pierres dressées par des hommes dont nous ne saurons jamais les noms, quelques pans de murs, œuvres de l'envahisseur romain, voilà tout ce que nous possédons.

Rappelons-nous, toutefois, que la science n'a pas plus de limites dans le temps que dans l'espace ; travaillons pour que nos lointains descendants, marchant hardiment dans la route par nous tracée, disent un jour de leurs devanciers : ils ont pensé.

Nous nous devons à nous-mêmes de leur préparer la tâche future, faisons pour eux ce que nous voudrions que nos pères, imitant l'exemple de Celsius et de Linné eussent fait pour nous-mêmes. 


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Des marégraphes précis et robustes, installés en divers points de la côte, renseigneront ceux qui viendront après nous sur les mouvements de ce littoral que nous aurons foulé.

Je terminerai en soumettant ce vœu au Congrès national des Sociétés de géographie.